Vygotski, Pensée et langage 3

Publié le par Franz

2 – Le rôle du langage égocentrique dans le développement infantile

Selon Vygotski, les psychologues n'ont pas réussi (jusqu'à lui) à élucider le problème de la transformation du langage social et extériorisé en langage intellectuel et interiorisé. Ainsi, on ne saurait toujours pas quand apparaît ce changement, comment il se produit, ni pourquoi il survient. Vygotski va s'attacher à résoudre l'ignorance sur le moment, la manière et la cause de cette transformation qui est fondamentale dans sa théorie du développement.

A – Réfutation de l « 'opinion » pyschologique de Watson

Le psychologue américain Watson (1878-1958), connaisseur des travaux de Pavlov et béhavioriste, conçoit le développement du langage intérieur de manière purement mécanique. Son schéma explicatif est le suivant : le langage serait d'abord extérieur (à haute voix) puis dans un second temps chuchoté (étape de transition) et il finirait dans un troisième moment par devenir silencieux (langage intérieur). En clair, c'est la maîtrise du langage qui finirait par produire l'expression de la pensée (sur le modèle stimulus --> réponse de l'individu, ou le stimulus serait le langage extérieur et la réponse l'appropriation intellectuelle et progressive par l'enfant des données sociales). Watson tombe ici épistologiquement directement sous les remarques critiques du premier chapitre de « Langage et pensée » ; en effet, si son explication mécanique est simple et descriptive (le langage tend apparemment à devenir de moins en moins sonore dans son expression), elle ne rend pas compte de la réalité psychologique plus complexe de l'être humain. Einstein avait d'ailleurs fait la remarque suivante à propos de toute démarche scientifique : il comparait le réel à une montre dont les mécanismes seraient à jamais inaccessibles et que le scientifique devait recomposer par des hypothèses. Or les béhavioristes se contentent de penser le réel à partir de ce qu'ils en perçoivent, sans vraiment chercher à produire d'hypothèses explicatives. En fait, on peut reprocher à Watson, comme à tous les béhavioristes d'ailleurs, de décrire d'un point de vue externe la réalité humaine sans jamais la penser d'un point de vue interne. C'est pourquoi ce qui à l'origine devait apparaître comme une description objective du réel finit par apparaître comme une illusion d'optique sur le réel. Dans le modèle de Watson, l'enfant n'est pas considéré comme un être individué avec une marge d'initiative mais comme une mécanique déterminée à agir en fonction du milieu et des stimulus reçus : en ingérant le langage qu'il emprunte par imitation au milieu, l'enfant devient intelligent (s --> r).

Vygotski réfute l'hypothèse d'un double processus (langage extériorisé et langage intérieur) évoluant en parallèlle ou bien successivement (par le lien d'un troisième processus chez Watson : le chuchotement). Ses propres études le conduisent au contraire à faire l'économie du processus du chuchotement. Il n'y a pas pour Vygotski de différence structurelle entre langage chuchoté et langage extériorisé (en clair, l'enfant qui parle ou qui chuchote structure ses pensées verbales de la même manière). D'autre part, du point de vue de la fonction, le langage intérieur et le langage chuchoté ne se ressemblent pas non plus : on verra que chez Vygotski le langage intérieur apprend à résoudre des problèmes intellectuels alors que le langage chuchoté apparaît plutôt comme une nécessité communicationnelle en classe !

Cependant, comme Watson, Vygotski est à la recherche d'un chaînon manquant entre langage extériorisé et langage intérieur. Ce chaînon manquant, il va l'emprunter à Piaget, tout en se singularisant dans sa construction théorique du psychologue suisse.

B – Le langage égocentrique comme processus de transition

Dans le chapitre 2 de « Pensée et langage », Vygotski analyse la théorie piagétienne de l'intelligence et lui emprunte d'ailleurs sa conception génétique des processus langagiers. Chez Piaget, la pensée de l'enfant apparaît fondamentalement égocentrique, cela signifie que sa vision du monde se fait à partir de ses propres critères subjectifs, dont il n'a pas conscience. Ainsi l'enfant qui suit un développement normal rapporte « naturellement » tout à lui (entre 3 et 7 ans). C'est quelque chose que l'adulte peut constater en observant l'enfant construire « son » monde : une réalité peuplée d'explications animistes (sur le mode fonctionnel du « c'est pour ... »), par exemple : le chien, c'est pour jouer (sous-entendu « avec moi »). La logique est alors absente de la pensée, celle-ci n'exprime que ce qui touche l'enfant. Piaget note également que dans les jeux de type collectif, les enfants sont centrés sur eux-mêmes et affrontent les problèmes ludiques seuls sans jamais s'évaluer en relation à l'autre (par la marque du gagnant/perdant par exemple, pas de compétition de fait mais pas non plus de coopération puisque autrui est absent comme partenaire). La pensée évoluerait d'abord de manière autistique non verbale (c'est-à-dire sans formalisation par le langage), puis, sous la contrainte du milieu social, l'enfant se verrait obligé d'abandonner la pensée égocentrique pour formuler ses premières pensées logiques et verbales (par la contrainte de l'adaptation, l'enfant se verrait dans l'obligation de sortir de son mode autistique). Chez Piaget, tout le processus de développement s'oriente de l'individuel vers le social, et les processus de la pensée et du langage n'y échappent pas, en ce sens que c'est la pensée autistique qui devra être dépassée pour produire la pensée rationnelle. Or, Vygotski ne conçoit pas le langage égocentrique comme une limite aux actions de collaboration, mais plutôt comme le moteur de l'interaction sociale.

Contrairement à Piaget, la pensée et le langage égocentrique sont conçus comme des éléments dynamiques du développement qui permettent la transition du langage extériorisé vers le langage intérieur. Vygotski indique que le langage égocentrique est constitué de deux fonctions :

  • une fonction expressive de décharge accompagnant l'activité enfantine (équivalente finalement à celle de Piaget),

  • une autre fonction de planification des opérations pour résoudre les problèmes nouveaux et qui devient pensée (ici Vygotski se distingue singulièrement de Piaget qui a toujours conçu le langage égocentrique comme un obstacle au développement).

Le psychologue postule que le langage égocentrique est intérieur par sa fonction mais reste physiologiquement extérieur. Autrement dit, le langage égocentrique reste social dans la forme qu'il prend (verbal et à voix haute) mais s'intériorise par l'usage que l'enfant en fait (transformation et appropriation). Souvenons-nous d'abord que, contrairement à Piaget, la racine du langage égocentrique est, chez Vygotski, sociale : c'est le langage extériorisé, tel que le milieu l'imprime chez l'enfant qui est peu à peu intériorisé dans l'activité du langage égocentrique. L'enfant, après avoir appris à nommer les choses qui l'entourent, se sert de son nouveau pouvoir, par exemple dans des monologues à voix haute qui décrivent de manière égocentrique ses actions. Par la suite, cette description de ses actions qui s'intériorise va permettre l'émergence de solutions à des problèmes que l'enfant va rencontrer. Le langage égocentrique ne se limite donc pas un simple monologue pour l'enfant, ce monologue est intellectuellement constructif ! Vygotski a ainsi mené une expérience avec des enfants et dans les conditions suivantes :

  • il leur demande de dessiner un paysage ;

  • puis, lorsque l'usage du crayon bleu devient nécessaire pour dessiner le ciel, il cache ce crayon ;

  • Vygotski constate alors que les enfants se mettent en général à parler pour essayer de résoudre le problème de la disparition du crayon. Il remarque alors que l'usage du langage égocentrique a bien pour fonction de résoudre des difficultés rencontrées par les enfants.

Ainsi le langage égocentrique est bien une forme de pensée pré-logique en cours de développement. C'est pourquoi on peut dire avec Vygotski que le langage égocentrique est aussi transitionnel pour l'émergence du langage intérieur (réflexif). L'enfant construit ainsi des routines langagières et audibles de moins en moins claires pour son entourage mais qui deviennent les bases de sa pensée intérieure.

C- Quatre stades d'opérations psychologiques relevés par Vygotski

Vygotski donne ensuite forme à cette théorie centrée autour du langage égocentrique en construisant 4 stades d'opérations psychologiques chez l'enfant qui rendent compte de la transition entre langage extériorisé, langage égocentrique et langage intérieur.

  • Le stade primitif, naturel où la pensée est préverbale et le langage purement social (comme chez les singes), globalement de 0 à 2 ans.

  • Le stade de la psychologie naïve ou l'enfant fait un usage naïf des propriétés intellectuelles, après avoir découvert son pouvoir de nomination. Vygotski suit ici les travaux de Piaget et remarque que l'enfant maîtrise les structures et les formes grammaticales sans d'abord les maîtriser logiquement. On peut penser, à ce stade, que l'enfant n'a pas conscience des règles, il les utilise ainsi « sans le savoir », c'est par l'usage et l'intériorisation de l'usage à venir que le développement pourra se poursuivre. Par exemple : « quand allons-nous à la piscine ? » pour un adulte, la question et la réponse sont possibles et pensables car il s'appuie sur une représentation du temps, qui est une capacité offerte par la conscience de se projeter dans l'avenir. Pour l'enfant, la temporalité n'est pas encore pensée, même s'il s'est déjà emparé dans la soif de nomination du vocabulaire (le présent reste le temps de l'enfant et la question « quand » est plutôt la marque d'une frustration qui cherche à s'évacuer maintenant). C'est pourquoi Vygotski dit que « l'enfant maîtrise la syntaxe de la langue avant la syntaxe de la pensée ». --> langage extériorisé (à partir de 2 ans).

  • Le stade du signe extérieur ou l'enfant se sert d'opérations extérieures pour résoudre des problèmes psychiques intérieurs. Par exemple, l'enfant commence à utiliser ses doigts pour compter. L'usage des signes et symboles par l'enfant est encore ici totalement extériorisé, puisque c'est le corps et la forme extériorisée du langage social qui sert à mettre en place les catégories intellectuelles (comme des outils dont l'enfant apprendrait à se servir, par exemple le fait de compter avec ses doigts). La nouveauté de la découverte implique que le mot apparaisse comme une propriété de la chose nommée plutôt que comme un symbole fixé par l'enfant lui-même. Il correspond dans le développement verbal au langage égocentrique (au contact du milieu scolaire).

  • Le stade de la « croissance en dedans » où l'enfant intériorise les opérations extérieures et les transforme en se les appropriant. À ce stade, l'enfant abandonne par exemple la « machine à calculer manuelle » pour compter de tête, il met en place graduellement le sens « interne » aux signes qu'il avait toujours utilisés auparavant uniquement de manière externe. En prenant conscience de la valeur des signes, l'enfant prend conscience ensuite de cette intériorité nouvelle (ce dont Vygotski ne parle pas ici, mais qu'il laisse entendre dans ce chapitre) et un libre jeu réflexif avec ces nouvelles catégories mentales devient possible, très probablement favorisé ou handicapé par le milieu social et scolaire. Le milieu continue en effet à être indispensable pour enrichir le développement intérieur de l'enfant. Vygotski ne postule pas, à ce stade, une fermeture mais plutôt « l'interaction constante entre les opérations intérieures et extérieures » : agir dans le monde apprend à mieux penser et penser apprend à mieux agir. Ce dernier stade correspond à l'apparition et au développement du langage intérieur. Ceci est toujours valable pour l'adulte, par exemple l'artisan qui par la relation aux matériaux, aux outils et à son expérience de la matière parvient à penser ses productions (à l'aide des catégories mentales : « algèbre » et « géométrie ») et pour finir, par les réaliser.

Vygotski note d'ailleurs que, chez l'adulte, pensée et langage ne sont pas identiques mais plutôt sur certains points en coïncidence et sur d'autres étrangers.


 


Publié dans Psychologie

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